Les humains, comme de nombreuses espèces animales, sont capables de voir les couleurs. Chez les primates, cette capacité aurait été acquise au cours de l’évolution pour trouver de la nourriture (jeunes feuilles, fruits mûrs), pour détecter le camouflage des prédateurs1 ou des informations sociales grâce à la coloration du visage2.
Comment fonctionne la vision des couleurs ? Et pourquoi les personnes atteintes de daltonisme ont-elles du mal à faire la différence entre certaines couleurs ? Découvrons-le !
La perception des couleurs commence par la détection de différentes longueurs d’onde lumineuses
La magie qui permet la vue a lieu dans la rétine, un tissu sensible à la lumière situé à l’arrière de l’œil. C’est là que se trouvent les deux principaux types de cellules photoréceptrices : les bâtonnets, qui permettent de voir dans des conditions de faible luminosité, et les cônes, qui permettent de voir dans des conditions de forte luminosité. Ces derniers sont responsables de la vision des couleurs.
Il existe trois types de cônes, chacun exprimant une variante différente d’une protéine appelée opsine : l’opsine S, l’opsine M et l’opsine L. Ces protéines sont situées dans la membrane des cônes et se lient à une molécule qui absorbe la lumière (un chromophore) pour former un pigment sensible à la lumière. Selon la variante d’opsine dont ils sont issus, ces pigments sont sensibles à différentes longueurs d’onde de la lumière : des longueurs d’onde courtes pour les pigments S (Short), moyennes pour les pigments M (Middle) et longues pour les pigments L (Long).
Chaque type de photopigment peut absorber les longueurs d’onde lumineuses comprises dans un certain intervalle, avec un pic de sensibilité à environ 420 nm (pigment S), 530 nm (pigment M) et 560 nm (pigment L).
L’absorption de lumière par un photopigment déclenche un changement dans la structure du chromophore. Cette transformation entraîne à son tour la modification de la conformation spatiale de l’opsine liée, ce qui active une cascade de signaux. Les impulsions électriques générées par les cônes passent par les cellules ganglionnaires, le nerf optique et atteignent finalement le lobe occipital à l’arrière du cerveau, où les informations visuelles sont interprétées. C’est la combinaison de l’ensemble des signaux provenant des cônes qui induit la perception d’une couleur : l’efficacité de chaque type de cône à absorber une longueur d’onde donnée conditionne leur degré de simulation et détermine ainsi la couleur que nous percevons.
Par soucis de simplification, les trois types de cônes sont souvent désignés par des couleurs : bleu pour les cônes S, vert pour les cônes M et rouge pour les cônes L. Cependant, cette dénomination ne coïncide pas exactement avec la couleur correspondant à leur pic de sensibilité et masque le chevauchement considérable qui existe entre les courbes d’absorption des trois types de cônes.
Grâce à ces trois types de cônes, la plupart des humains sont trichromates, avec une détection des longueurs d’onde comprises entre 380 et 780 nm. D’autres vertébrés comme les oiseaux ont une vision tétrachromatique : ils possèdent quatre types de cônes et sont capables de percevoir les longueurs d’onde ultraviolettes (UV)3. Cependant, la plupart des mammifères et certains daltoniens sont dichromates.
Dysfonctionnement de la vision des couleurs : lorsque certains cônes ne peuvent pas faire leur travail
Il existe plusieurs types de troubles de la vision des couleurs, avec différents degrés d’altération.
Les yeux des personnes qui ont une vision dichromatique possèdent les trois types de cônes, mais le gène codant pour l’un des types d’opsine est absent de leur séquence d’ADN ou sévèrement altéré. Ainsi, pour ces personnes, l’absence de l’un des types d’opsine empêche les cônes correspondants de contribuer à la vision des couleurs. Les défauts de vision des couleurs induits sont appelés tritanopie (absence d’opsine S dans les cônes « bleus »), deutéranopie (absence d’opsine M dans les cônes « verts ») et protanopie (absence d’opsine L dans les cônes « rouges »).
Parfois, le défaut de vision des couleurs n’est que partiel et entraîne une vision trichromatique dite anormale. Comme dans le cas de la vision dichromatique, l’un des cônes ne contribue pas à la vision (souvent les cônes M/verts ou L/rouges), mais l’un des autres types de cônes (L/rouges ou M/verts) produit deux versions des pigments L ou M : un pigment normal et un pigment anormal qui présente une sensibilité spectrale similaire, mais non identique4.
Les exemples ci-dessus (dichromatie et trichromatie anormale) sont les formes les plus courantes de troubles de la vision des couleurs. Dans des cas beaucoup plus rares, certaines personnes ont une vision monochromatique (un seul type de cône est fonctionnel) ou même achromatopsique (aucun des trois types de cône n’est fonctionnel) : ces personnes voient en nuances de gris.
Une fréquence élevée au sein de la population qui s’explique par des spécificités génétiques
Les troubles de vision des couleurs touchent environ 5% des gens, soit environ 1 personne sur 20. Cela représente un grand nombre de personnes. Pour mieux se représenter ce chiffre, j’aime garder à l’esprit l’exemple frappant que dans n’importe quelle salle de classe, il y a une forte probabilité qu’au moins une personne soit daltonienne. Vous pouvez tester cette prévalence vous-même en interrogeant votre entourage, vous pourriez être surpris de découvrir que certaines de vos connaissances ou de vos collaborateurs sont daltoniens.
Il y a de grandes chances que ces personnes soient de sexe masculin : pour les deux types de daltonisme les plus courants (protanopie et en deutéranopie, ou daltonismes « rouge-vert »), les gènes codant pour les opsines M et L sont portés par le chromosome X.
Comme les individus XY possèdent une seule copie du chromosome X, l’absence du gène de l’opsine M ou L (ou la présence d’une copie altérée) n’est pas compensée par la présence d’une copie normale du gène sur un second chromosome X. Les hommes sont donc plus susceptibles que les femmes de présenter une absence d’opsine M ou L. Par conséquent, ils sont plus enclins à présenter un daltonisme « rouge-vert », qui concerne environ 8 % d’entre eux.
Le daltonisme « rouge-vert » est hérité de la mère qui, souvent, n’est pas daltonienne. En effet, pour les individus XX, le daltonisme « rouge-vert » n’est possible que si les deux copies du chromosome X sont impactées par une mutation d’un gène de l’opsine. Dans ce cas, les deux parents doivent être porteurs d’un chromosome X affecté; la probabilité que cette combinaison se produise est faible, ce qui réduit la fréquence du daltonisme « rouge-vert » à 0,4 % chez les individus XX
Il est intéressant de noter que les gènes codant pour les opsines M et L sont physiquement proches sur le chromosome X et que leurs séquences d’ADN sont presque identiques (98 % de similitude) : cela explique le taux élevé d’anomalies pouvant résulter d’événements de réarrangement de gènes4.
Le daltonisme « bleu-jaune » (tritanopie) est plus rare (1 personne sur 5005) et touche indifféremment les personnes XX et XY puisque que le gène codant pour l’opsine S se trouve sur le chromosome 7 et non sur un chromosome sexuel.
Les chiffres de fréquence au sein de la population cités ci-dessus semblent varier en fonction de l’origine ethnique et s’appliquent davantage aux personnes d’origine nord-européenne, qui ont tendance à présenter des taux de daltonisme plus élevés5.
La plupart du temps, le daltonisme est dû à des caractéristiques génétiques héritées de l’un ou des deux parents biologiques. Néanmoins, il peut aussi survenir suite à une maladie (cataracte, dégénérescence maculaire, alcoolisme…).
Tout est une question de nuances
De manière globale, la vision des couleurs varie d’une personne à l’autre. En effet, nous ne possédons pas tous·tes la même quantité de chaque type de cône. Les cônes L sont toujours les plus nombreux (~64%), suivis des cônes M (~33%), et enfin des cônes S (~3%)6, mais ces proportions varient fortement d’une personne à l’autre, notamment entre les cônes L et M7. De plus, les pigments normaux produits par les cônes peuvent être légèrement différents selon les personnes, ce qui entraîne quelques (faibles) différences de sensibilité spectrale4.
C’est pourquoi la couleur un objet donné peut être vue différemment même entre deux personnes ayant une vision normale des couleurs. C’est ainsi que l’on obtient des conversations du type :
« J’aime bien le t-shirt violet que tu portes !
– Comment ça ? Ce t-shirt bleu ? »
ou « Je leur ai dit de chercher la porte verte dans la rue.
– C’est drôle, je l’aurais décrite comme turquoise ».
La perception des couleurs est relative, il s’agit juste d’une interprétation de notre cerveau !
Ces variations concernent également les personnes atteintes d’un trouble de la vision des couleurs. Ainsi, deux personnes peuvent être atteintes de deutéranopie et ne pas distinguer les couleurs de la même manière. Parfois, la différenciation entre deux couleurs est une question de quantité de lumière. Pour les trichromaties anormales, la divergence des pigments anormaux entre également en jeu puisque l’anomalie peut être différente d’une personne à l’autre.
Contrairement à une croyance répandue, pour les personnes atteintes de daltonisme « rouge-vert », les rouges et les verts ne sont pas toujours totalement indiscernables. Toutefois, les couleurs perçues pour le rouge et le vert sont souvent moins contrastées que ne le sont le rouge et le vert.
Dans l’exemple ci-dessous, les couleurs de gauche sont celles que l’on voit avec une vision normale, et les deux colonnes de droite sont une simulation de ces couleurs telles qu’elles peuvent être perçues par une personne atteinte de protanopie ou de deutéranopie. On peut voir que pour les deux couleurs du haut, la simulation donne des teintes qui sont dans le même ton mais qui se distinguent encore l’une de l’autre grâce à leur plus grande luminosité. En revanche, les deux couleurs inférieures sont à peine différentes pour une personne atteinte de protanopie ou de deutéranopie.
@davidmathlogic
Pour la protanopie et la deutéranopie, la combinaison entre le jaune et le vert ou entre le violet et le bleu peut également poser problème :
@davidmathlogic
Rendre votre travail accessible aux personnes daltoniennes, ce n’est donc pas seulement éviter d’utiliser du rouge et du vert. Heureusement, de nombreux outils existent pour vous aider à choisir les couleurs appropriées, afin que vous puissiez transmettre les bonnes informations à un maximum de personnes.
Morgane Gillard, PhD
Références
1 Carvalho, L. S., Pessoa, D. M., Mountford, J. K., Davies, W. I., & Hunt, D. M. (2017). The genetic and evolutionary drives behind primate color vision. Frontiers in ecology and Evolution, 5, 34.
2 Hiramatsu, C., Melin, A. D., Allen, W. L., Dubuc, C., & Higham, J. P. (2017). Experimental evidence that primate trichromacy is well suited for detecting primate social colour signals. Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences, 284(1856), 20162458.
3 Kelber, A. (2019). Bird colour vision–from cones to perception. Current Opinion in Behavioral Sciences, 30, 34-40.
4 Neitz, J., & Neitz, M. (2011). The genetics of normal and defective color vision. Vision research, 51(7), 633-651.
5 Simunovic, M. Colour vision deficiency. Eye 24, 747–755 (2010).
6 Ding, X., Radonjić, A., Cottaris, N. P., Jiang, H., Wandell, B. A., & Brainard, D. H. (2019). Computational-observer analysis of illumination discrimination. Journal of Vision, 19(7), 11-11.
7 Roorda, A., & Williams, D. R. (1999). The arrangement of the three cone classes in the living human eye. Nature, 397(6719), 520-522.